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La tragédie de Lumumba : les stations de la passion. Les causes de sa mort (Première partie)
(Par Jean-Claude MATUMWENI MAKWALA, Professeur ordinaire)
Nous poursuivons notre série de réflexions sur le centenaire de Lumumba. Cette semaine, nous abordons le thème de la passion de Lumumba, à savoir la période qu’inaugure son arrestation le 1er décembre 1960, après s’être échappé de la résidence surveillée où il était enfermé depuis le 10 octobre 1960 jusqu’au 17 janvier, date de son exécution.
La passion de Lumumba débute donc formellement le 1er décembre 1960, date de son arrestation et des coups qui s’ensuivirent, et non pas, comme l’écrit Norbert Mbu Mputu, le 17 janvier 1961 au moment où il est exfiltré de Thysville pour être conduit à Elisabethville.
Mais on peut aussi bien déplacer le curseur dateur et situer le début de la passion au 27 novembre, date de sa fuite, devenant un corps fugitif, poursuivi afin de se voir appliquer une posologie spéciale.
Mbu Mputu écrit qu’après que le cortège a quitté le camp de Thysville et pris la route de Lukala puis Moanda, « Ce fut le début de la Via Crucis [Chemin de la croix ou chemin de la passion] de Lumumba, Okito et Mpolo jusqu’à leur martyr (sic !). [ MBU MPUTU, N., op. cit., p.483.]»
Si l’assertion peut se vérifier pour les deux derniers, arrêtés quelques jours après Lumumba, elle ne peut l’être pour lui.
Sa passion, qui se conclut par l’épilogue du Katanga, se décline, me semble-t-il, en sept stations et onze sous-stations ; on peut les identifier de la manière suivante :
Première station : Kasaï
–Première sous-station : Port de Bolombo
Arrestation le 1er décembre 1960 sur le rivage de la Sankuru, au port de Bolombo par le lieutenant Christophe Yowane Lokete, un des hommes du capitaine Mpongo. Lumumba, ses accompagnateurs mais également Pauline, son épouse, furent battus ; Pauline témoigna plus tard : « Nous fumes sauvagement battus, mon mari, mon fils et moi »[ Idem.].
–Deuxième sous-station : Mweka
Emmenés à Mweka, les prisonniers tentent de s’échapper et de se réfugier au camp de la Mission de l’ONU au Congo, ONUC ; la tentative ayant avorté, le chef de la garde n’ayant pas reçu d’instruction de sa hiérarchie et ne comprenant pas le français, ils furent « tabassés sur-le-champ à coups de crosses[ Ibidem, p.465.] », « Lumumba fut traîné hors de sa voiture par l’ANC, frappé avec des crosses de fusil, battu et assommé »[ De WITTE, op. cit., p.133.].
Deuxième station : dans l’avion pour Léopoldville
« A l’évidence [Lumumba] a été sauvagement battu par ses geôliers dans l’avion. » (Extrait du récit de Jacques Cordy, du journal Le Soir, cité par Jacques Brassinne dans L’exécution de Lumumba, p.29).
Troisième station : Léopoldville, le 2 décembre 1960
–Première sous-station : l’aéroport de N’djili
« Patrice Lumumba a été brutalement descendu de l’avion, un DC-3 venu de Port-Francqui. » (idem).
« Très rapidement, Lumumba fut poussé sans ménagement dans la benne d’un camion de l’ANC. » (ibidem).
« On l’a brutalement fait monter à coups de crosse dans un camion de l’ANC qui est parti aussitôt » (ibidem).
–Deuxième sous-station : le camp des parachutistes à Binza
« Lumumba, les bras ligotés, fut assailli par une quarantaine de soldats, jeté à terre, frappé à coups de poing et de pied » (ibidem, p.30).
–Troisième sous-station : la résidence de Nendaka
« Dans la nuit du 2 au 3 décembre, Lumumba fut encore maltraité par les militaires de garde chez Nendaka. » (ibidem, p.30).
Quatrième station : Kongo Central
–Première sous-station : Thysville, 3 décembre 1960-17 janvier 1961
Bien que Bobozo, le commandant du camp Hardy à Thysville, ne le soumît point à des assauts corporels, Lumumba a tout de même pu écrire le 4 janvier 1960 aux dirigeants des Nations unies : « Nous sommes enfermés dans des cellules humides depuis le 2 décembre 1960 (…). Les repas qu’on nous apporte (deux fois par jour) sont très mauvais : souvent, pendant trois ou quatre jours, je ne mange rien, me contentant d’une banane. (…) En un mot, nous vivons dans des conditions tout à fait inadmissibles et qui sont contraires aux règlements ».
Cependant, au cours d’une conférence de presse le 6 décembre à Léopoldville, Mobutu déclara qu’à Thysville Lumumba avait trois boys à sa disposition, qu’il couchait dans un bon lit, que l’armée nationale dépensait mille francs par jour pour sa restauration et que deux médecins étaient venus le voir ; il ajouta toutefois : « Une des chevilles du prisonnier était gonflée, sans doute à cause des liens qui retenaient ses jambes, et un de ses yeux était tuméfié… »[ BRASSINNE, J. (2018), L’exécution de Lumumba. Témoignage(s), Bruxelles, Editions Racine, p.35. ].
En l’absence de preuves de maltraitance au camp Hardy, on peut supposer qu’il s’agissait de traces de celles vécues quelques jours plus tôt au Kasaï puis à Léopoldville.
–Deuxième sous-station : Lukala, le 17 janvier 1961
A l’arrivée à la plaine de Lukala, les résidents du camp de la Cico (Les ciments du Congo) reconnaissent Lumumba poussé hors d’un véhicule ; il a le visage ensanglanté.
« (…) les trois prisonniers (Lumumba, Okito et Mpolo) sont poussés dans l’avion sans formalité. »[ De Witte, L. (2000) L’assassinat de Lumumba, Paris, Karthala, p.227 ; ].
–Troisième sous-station : dans l’avion en partance pour Moanda, le 17 janvier 1961 :
« Les militaires ont déjà commencé à molester les prisonniers au moment du décollage » (idem).
–Quatrième sous-station : L’aéroport de Moanda, le 17 janvier 1961
« Dès qu’ils touchent le sol, les prisonniers sont de nouveau battus »[ Ibidem].
Cinquième station : Dans l’avion pour Elisabethville, le 17 janvier 1961
Dans l’avion les conduisant de Moanda à Elisabethville, « Patrice Lumumba et ses deux seconds étaient attachés ensemble par des menottes sur le même rang de fauteuils » (Piet Van der Meersch, commandant de bord de l’avion d’Air Congo qui a transporté Lumumba, Okito et Mpolo de Moanda à Elisabethville).
« On leur avait collé des rubans adhésifs sur les yeux, la bouche et les oreilles » (idem).
« Pendant le vol, les commandos battirent assez bien Patrice Lumumba et ses deux acolytes » (ibidem) ; « ils les faisaient agenouiller à tour de rôle dans l’allée centrale » (ibidem) ; « ils leur donnaient des coups de crosse » (ibidem) ; « la barbiche de Lumumba et plusieurs touffes de ses cheveux lui sont arrachés ; puis il est contraint d’avaler le tout » (ibidem).
« Même assis dans son siège, Lumumba ne trouve pas une minute de repos : un soldat, tout en s’appuyant contre la paroi de l’avion, n’arrête pas de lui envoyer des coups de pied dans le ventre » (Ludo De Witte, op. cit., p.230).
Sixième station : Elisabethville, le 17 janvier 1961
–Première sous-station : l’aéroport de la Loano
Arrivés à Elisabethville, les prisonniers, liés les uns aux autres, furent jetés de la hauteur de la carlingue sur le sol (major Guy Weber).
–Deuxième sous-station : la maison Brouwez
« A la maison Brouwez, où ils sont conduits après leur arrivée à l’aéroport de la Loano, les prisonniers sont battus à mort, ils sont en train d’agoniser »[ Témoignage du major Paul Perrad, n°19.1].
« Lumumba était dans la pièce principale en singlet blanc déchiré, les mains entravées et ligotées derrière le dos… Il était passablement ‘’abîmé’’ ». (Raphaël Mumba).
« Les prisonniers sont ficelés comme des « saucisses », ils ont la figure gonflée à la suite des coups reçus » (Frans Verscheure, conseiller de l’inspecteur général de la police nationale katangaise, témoignage n°38.1).
On leur a enfoncé des bouts de bois sous les ongles des mains et des pieds (idem).
Septième et dernière station : Shilatembo, le terminus macabre : L’exécution.
Tous ces épisodes exhibent un rapport particulier des corps aux corps.
Le corps de Lumumba et ceux de ses deux compagnons sont réduits à des corps-objets, pire, à des corps-jouets (Franz Fanon[ « Le nègre est un jouet entre les mains du Blanc », FANON, F. (1952), Peau noire, masques blancs, Editions du Seuil, p.113.]) entre les mains de corps manipulants, eux-mêmes instrumentalisés par des puissances commanditaires situées en amont.
Ces corps manipulants, à savoir les acteurs responsables des actes de violence, sont, à quelques exceptions près, quasi exclusivement des militaires[ Selon de nombreux témoignages, Lumumba aurait subi la charge de ministres katangais ivres dans la maison Brouwez ; Kiony Kia Mulundu conteste cette version. ].
Les leaders politiques congolais témoins de ces voies de fait (s’ils n’en étaient pas commanditaires et acteurs) se sont toujours réfugiés derrière leur incapacité d’ordonner aux militaires d’arrêter leurs actes de violence, à l’instar de Ferdinand Kazadi, pourtant commissaire général à la Défense nationale, chargé de convoyer les prisonniers au Katanga avec Jonas Mukamba, commissaire général adjoint à l’Intérieur.
Kazadi déclarera plus tard au sujet du tabassage des prisonniers dans l’avion : « Vous connaissez les soldats de l’ANC [Armée Nationale Congolaise], ce sont des brutes et nous ne pouvions pas les empêcher de battre les prisonniers. Nous n’avions aucune autorité sur eux »[ DE WITTE, L. (2000), L’assassinat de Lumumba, Paris, Karthala, p.231.].
Les faits, cependant, semblent indiquer que les trois hommes étaient sous le coup d’instructions ayant ordonné les exactions de toutes sortes auxquelles leurs corps ont été soumis.
Le récit évoque par exemple le fait que lors du passage à Binza devant la résidence de Mobutu, le capitaine Mpongo criait aux militaires de « frapper encore plus fort »[ Idem, p.137.].
Mobutu lui-même, bien que commandant en chef de l’armée et à ce titre aurait pu ordonner l’arrêt immédiat de ces voies de fait, regardait, impassible, ricanant même à un certain moment ; il se bornera à instruire qu’on ne trucidât pas les prisonniers.
Ludo De Witte, commentant l’épisode katangais du récit, écrit : « Ce n’est pas un faux pas de quelques Katangais enivrés de whisky qui se trouve à la base des événements à venir, mais une politique méthodique de Bruxelles, New York et Washington soutenue depuis des mois »[ Ibidem, p.236. ].
Et de citer le colonel Vandewalle : « L’enchaînement des faits dans la journée du 17 janvier, à E’ville, devait mettre le point final à l’élimination de P. Lumumba. Voulue dès août 1960, elle est entrée dans sa phase finale le 5 décembre »[ Ibidem.].
Mais ce pouvoir sur les corps qu’affichent les commanditaires et exécutants étend sa juridiction jusqu’aux morts.
Un tel pouvoir n’est pas sans évoquer celui du goulag soviétique, avec son encadrement légal spécifique.
L’’Etat soviétique institua la confiscation des cadavres en modalité ordinaire du traitement des corps des détenus, selon la volonté explicitement énoncée par la circulaire du tribunal suprême du Comité exécutif central datée du 14 octobre 1922.
Selon cette circulaire, « le corps du fusillé ne doit être remis à personne ; il est mis en terre sans aucune formalité ni rituel, vêtu des vêtements qu’il portait quand il a été fusillé, sur le lieu même de l’exécution de sa sentence ou dans n’importe quel autre lieu disponible, de façon à ce qu’il n’y ait pas de trace d’une tombe, ou encore il est envoyé à la morgue pour être incinéré [ Idem. Soulignements de l’auteure.]».
L’Etat soviétique, à travers ses différents services et organes de sécurité, s’assurait ainsi de ne laisser aucune trace des corps des prisonniers exécutés ou décédés de mort naturelle.
Proche de ce paradigme, la conclusion de l’affaire Lumumba dévoile en outre que le « personnel » de l’Etat jouissait de la plénitude du pouvoir de triturer les corps à leur guise, allant jusqu’à opérer des extractions de reliques.
Cette passion ainsi décrite a été à l’origine de nombreuses recherches, autour des questions telles que « qui a tué Lumumba ? » mais aussi « pourquoi a-t-on tué Lumumba » et « comment Lumumba a-t-il été assassiné ? »
La question « comment ? » trouve un accent plus appuyé dans le travail de la Commission parlementaire belge sur l’assassinat de Lumumba, laquelle devait dresser « un inventaire complet des faits qui ont entraîné le décès », ainsi qu’ « une description complète des éléments qui sont à l’origine du décès », « la succession des faits qui ont précédé la mort », etc.
Quant au « pourquoi ? », il est simplement évincé.
Selon le journaliste Manu Ruys, « s’agissant du seul fait de cette mise à mort, la question du pourquoi ne se posait plus vraiment, que l’on connaissait déjà en substance la réponse. On savait, on sait pour quelles raisons fondamentales Patrice Lumumba s’est fait de très nombreux et très divers ennemis irréductibles, des ennemis de l’intérieur et de l’extérieur. »[ De VILLERS, G. (2004), « Histoire, justice et politique », in Cahiers d’études africaines, n°173-174, pp.193-220.]
L’historien Philippe Raxhon abonde dans le même sens : « Il [Lumumba] a capitalisé des hostilités variées, qui n’étaient même pas solidaires.[ Cité par MEUNIER, M. - « Pourquoi on a assassiné Patrice Lumumba » in La CroixL’Hebdo, du 07/01/2021. - [Mise en ligne]. - Disponible sur l’URL : https://www.la-croix.com , consulté le 21 avril 2024. ] ».
Par conséquent, la question posée à la Commission ne pouvait être que celle du comment et non du pourquoi : « Ce qui intéresse les députés-juges, c’est de savoir par qui, de quelle manière, en quelles circonstances Lumumba a été assassiné », conclut Gauthier de Villers.
Or, il nous semble que la réponse au « pourquoi ? » ainsi exprimée ne considère que la contemporanéité des faits, c’est-à-dire les interactions immédiates entre Lumumba et ses ennemis, tant internes qu’externes.
Ces ennemis ont des motivations diverses :
i) les autorités de Léopoldville (Kinshasa) cherchant à se débarrasser d’un dangereux rival ;
ii) celles d’Elisabethville (Lubumbashi) mues par une volonté revancharde et mortifère[ Je rappelle que ces justifications ont fait l’objet d’une sévère réfutation de la part de Ludo de Witte.], Lumumba ayant pactisé avec leur pire ennemi, Jason Sendwe, dont les hommes ont causé la mort de plusieurs personnes au Katanga ;
iii) les autorités belges résolues de venger l’affront fait au roi le 30 juin et
iv) les Américains soucieux de préserver le Congo d’une emprise communiste.
Nous voulons, pour notre part, aller au-delà de cette approche pour situer la tragédie de Lumumba dans un système, celui des relations entre le dominant (à savoir le Blanc esclavagiste puis colonisateur) et le dominé (le Noir, esclave puis colonisé), à partir du concept de macrohistoire.
Ce concept engage à rechercher les causes non pas seulement dans le cœur des événements contemporains, mais également bien au-delà, les faits historiques présentant une portée, c’est-à-dire une causalité qui déborde le moment de leur occurrence.
Ces faits historiques auxquels il faut arrimer la tragédie de Lumumba sont notamment l’esclavage et la colonisation.
Ainsi, Michel Bisa Kibul écrit-il : « (…) le même système d’exploitation a plusieurs fois changé de nom : esclavage, colonisation, coopération, partenariat, néo colonisation, globalisation, mondialisation, etc. »[ BISA KIBUL, M. (2022), « La vampirisation de l’Etat. Mécanismes et pratiques de la privatisation des services publics », in Regards endogènes sur l’Etat au Congo-Kinshasa, Sous la direction d’Emile Bongeli Yeikelo ya Ato et Elie Ngoma-Binda Phambu, L’Harmattan/RDCongo, pp.91-139.].
Ces systèmes en apparence différents résultent en réalité de la mue et de l’adaptation constante d’un unique système, celui de la domination.
Ce point de vue explicatif de la tragédie de Lumumba s’appuie sur l’idée que le héros congolais ne fut pas un fait isolé dans l’histoire ; il fut donc le maillon d’une longue chaîne, d’une filiation qui trouve ses antécédents dans l’esclavage et la colonisation.
Cette piste est l’une des deux que nous allons développer dans les épisodes qui viennent ; la seconde piste est celle des interactions contemporaines entre Lumumba et ses ennemis.
Cette piste de la macrohistoire amène à considérer comme faisant partie d’un récit unique les différents épisodes impliquant, à travers l’histoire, des leaders africains dans la lutte pour la libération de l’homme noir.
Ce récit unique positionne les leaders sur ce que les narratologues appellent schéma actantiel, lequel situe les personnages dans des rôles spécifiques.
Ce sera l’objet de nos prochaines livraisons.
Pour approfondir le sujet et notamment ses soubassements théoriques, nous vous convions à lire notre récent ouvrage : Ceci n’est pas qu’une dent, le tome 1 intitulé Macrohistoire, biosémiopouvoir et passion des corps dans le récit des 52 derniers jours 3 de Patrice Emery Lumumba, paru cette année même aux Editions du Net.
Rendez-vous au prochain épisode.